« Nous dépendons économiquement de Moscou,

Mais Moscou dépend politiquement de nous »[1].

Avertissement : La « Tchétchénie » doit être ici entendue comme une allégorie journalistique pour désigner la région du Nord-Caucase, son Histoire et ses habitants.

Notre intérêt se porte ici sur l’Histoire moderne de la région. En 1991, le président tchétchène Djokhar Doudaev proclame unilatéralement l’indépendance de la République de Tchétchénie et refuse de signer en 1992 le traité qui forme la Fédération de Russie. Petite république[2] située au sud de la Fédération de Russie, au pied des montagnes du Caucase, connue pour son insoumission face, d’abord à l’Empire Russe puis face à l’URSS, la Tchétchénie – selon la doctrine de l’autodétermination des peuples – revendiquait son indépendance au même titre que les républiques du Sud-Caucase.

Crédit image : Radvanyi, Jean. « Caucase : la marche turbulente de la Fédération de Russie », Hérodote, vol. 138, no. 3, 2010, p.14

C’est en 1994, après avoir tenté par des moyens politiques et économiques d’éteindre l’indépendantisme tchétchène, que l’armée russe se rend en Tchétchénie avec 30 000 soldats. Le président Boris Eltsine voulait une guerre éclaire, convaincu de la supériorité de son armée face à ce qu’il appelait « des chiens enragés ». Néanmoins se sont finalement plus de 23 700 soldats russes avec 80 tanks, 208 blindés (Vinatier, 2007) qui, sur une période de 2 ans, lutteront contre la milice indépendantiste tchétchène composée de moins de 10 000 hommes légèrement armés (Shihab, 2005). Empêtré dans une guerre qui divise autant qu’elle coûte, c’est à la suite de la récupération de Grozny (capitale) par les Tchétchènes qu’Eltsine accepta de négocier un accord de paix avec Doudaev. Signé en 1996, l’accord de paix de Khassaviourt – volontairement ambigu – reconnaissait l’indépendance de la Tchétchénie sans en prévoir les modalités, car elles devaient être l’objet d’un second accord prévu pour 2001.

Ce statu quo juridique et politique qui ne convenait à aucune des parties s’est finalement effondré dès 1999 lorsque des chefs de guerres radicaux firent une incursion au Daghestan (république musulmane voisine) dans l’objectif de créer le « Caucase Islamiste ». C’est ainsi que la seconde guerre de Tchétchénie[3] débuta en 1999 prenant la forme officielle de lutte contre le terrorisme et coïncidant avec la nomination de Vladimir Poutine en tant que Premier ministre. Ce conflit s’est avéré être encore plus sanglant que le premier. La Russie sera accusée de ne pas respecter le Jus in Bello par la communauté internationale (Merlin & Le Huérou, 2012) sans que cela ne fasse l’objet d’une intervention sous l’égide d’une organisation internationale car le conflit fut qualifié en Conflit Armé Non-Internationale. Néanmoins, à la vue des 300 000 victimes qui auraient perdu la vie entre 1994 et 2000 (soit 26% de la population tchétchène de 1994[4]) nombre d’ONG ont considéré, a minima, le conflit comme relevant de violences génocidaires.  Ce dernier prit fin avec la chute de Grozny en février 2000 et s’est soldé par l’intégration de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie et à l’établissement d’une gouvernance directe de la part de Moscou sur ce territoire.

Par conséquent, la question qui se pose irrémédiablement ici, est la suivante : « Pourquoi tant de violence pour un si petit territoire ? ». Qui plus est dans ce nouvel État qu’était la Fédération de Russie, en pleine reconstruction de son modèle politique et de sa ligne diplomatique. A priori, le rapport coût-bénéfice semble totalement déséquilibré. Nous pourrions dresser une liste exhaustive des intérêts à l’origine de la détermination des russes en Tchétchénie :  La ressource pétrolière présente sur le territoire, la frontière naturelle qu’est la chaîne de montagnes du Caucase et le vide de puissance sur la frontière sud qu’aurait impliquée l’indépendance de la république tchétchène. Le fait que ce territoire était traversé par un gazoduc et un oléoduc russe. En fin, la question de l’intégrité territoriale afin d’éviter que les autres peuples/ethnies de la fédération ne revendiquent aussi leur indépendance. Néanmoins, les experts de la question estiment que ces facteurs ne peuvent expliquer, même de façon cumulative, la motivation des russes dans cette région et encore moins la violence dont ils ont fait part durant les deux conflits. Par ailleurs, l’origine du glissement d’une revendication indépendantiste à une guerre sainte, interroge sur les forces en jeu dans le Caucase à la fin du 20e siècle, car il est difficile d’envisager qu’en si peu de temps la population ou une partie de la population soit passée d’un islam modéré, soufi, à un islam radical, wahhabite[5].

Néanmoins, si la réponse implique de multiples facteurs et que le recul manque encore un peu, l’implication de la Fédération de Russie en Syrie pourrait en partie donner une réponse.

En effet, depuis 2016 le Kremlin déploie en Syrie une police militaire russe qui assure des missions sécuritaires et des missions humanitaires auprès des civils syriens. Par conséquent, dans la continuité de son intervention militaire de 2015, en soutient au régime de Bachar El-Assad, le Kremlin a entamé une phase de médiation post-conflit  à l’aide de cette police militaire composée en grande partie de Tchétchènes, musulmans sunnites, ironiquement très respectés par le monde musulman pour leur courage et abnégation face à l’envahisseur russe[6].De ce fait, la communication et les relations entre la police militaire russe et les civils syriens sont facilitées par leurs proximités culturelles et leur expérience commune de la guerre. Ainsi, grâce à cette population le gouvernement russe peut mener à bien son intervention en Syrie sans être accusé d’ingérence, car il est loin d’imposer une quelconque norme étrangère ou modèle politique étranger au régime syrien.

C’est principalement grâce aux budgets de la Fondation Akhmat Kadyrov et de l’association caritative Zakyat que la police militaire se charge de la distribution de nourriture, de médicament et finance la rénovation la grande Mosquée d’Alep (Hauer, 2018). De ce fait, Moscou est relativement populaire auprès de la population locale car selon un sondage réalisé en 2017 auprès des jeunes Arabes sunnites du Maghreb et du Proche-Orient 21% d’entre eux considèrent la Russie comme l’allié principal de leur pays contre 15% pour les États-Unis[7]. Ce qui fait la fierté du président Vladimir Poutine : « Je suis heureux de constater que les gens en Syrie ont une grande confiance dans les militaires russes, notamment dans notre police militaire qui œuvre en Syrie et qui le fait avec honneur, elle est composée en grande partie de soldat originaire du nord du Caucase, ils sont tous de confession musulmane, les habitants s’adressent à eux pour obtenir une protection »[8].

On pourrait, par conséquent dire, sans trop s’avancer, que l’objectif pour l’État russe est triple. Premièrement, s’assurer de garder la Syrie de Bachar El-Assad comme allié et empêcher que d’autres puissances internationales ou régionales ne s’emparent de la question syrienne, tout en s’imposant comme un leader du processus de construction de la paix sur la scène internationale. Deuxièmement, de mettre en valeur sa population du Nord-Caucase, de démontrer l’acceptation totale du multiculturalisme et de son intérêt pour la Russie, cela faisant écho à une politique menée en interne pour reconstruire un sentiment d’appartenance nationale chez ces populations. Enfin, cela permet de contrebalancer la proximité historique de Moscou et de Téhéran et, par conséquent, de se positionner comme une puissance proche du monde musulman tout en dépassant la distinction sunnite/chiite (Nocetti, 2020).

Véritable outil de soft-power, le recours à cette population pour servir les intérêts de Moscou, s’inscrit dans une nouvelle stratégie interventionniste, moins paternaliste et plus en phase avec la réalité sociologique de feu l’État syrien.

C’est ainsi, que l’on peut appréhender – peut-être de façon anachronique – l’intérêt, pour la Fédération de Russie, d’avoir gardé en son sein les républiques musulmanes du nord-Caucase. De fait, nous pourrions nous demander si cela relève d’une instrumentalisation opportuniste ou d’une stratégie consciente entamée il y a plus deux décennies et rendue possible par le système politique russe. Toutefois, il serait tout aussi sensé d’envisager une troisième option, qui s’inscrirait dans une perspective plus historique et anthropologique, où l’État russe aurait appréhendé, et ce depuis plusieurs siècles, l’idée qu’il vaut mieux avoir les Tchétchènes avec soi, que de les avoir de l’autre côté de sa frontière.

Thya ILLIEN-ANDRIEU, LINKEDIN

[1] Commentateur de la vie politique au Daguestan, Moscou avril 2017 dans : Merlin, Aude. Le Nord-Caucase au miroir du fédéralisme russe. Dans « Où va la Russie ? » dir. Merlin Aude, édition de l’Université de Bruxelle,2007, p.89

[2] La République de Tchétchénie représente 16 000 km2 sur les 17 millions km2 du territoire de la Fédération de Russie.

[3] Il n’y a aujourd’hui aucun consensus sur la qualification de ces événements, les autorités russes nomment le conflit ayant eu lieu de 1994 à 1996 de « Conflit armé en République de Tchétchénie » ou « La première campagne de Tchétchénie de rétablissement de l’ordre constitutionnel ». La seconde guerre (1999 à 2010), quant à elle, se nomme officiellement « Opérations antiterroristes dans la région du Caucase du Nord » ou « La seconde campagne de Tchétchénie ». Ainsi le terme de « guerre » n’a jamais été reconnu ni par les autorités russes ni par la communauté internationale qui se réfère à ces événements sous la forme de « conflit russo-tchétchène » avec l’idée que ce conflit se limitait aux seules frontières de la Russie.

[4] Concernant le premier conflit le nombre de victimes change considérablement selon la nature de l’institution qui réalise le recensement. Les estimations les plus faibles font état de 2700 morts chez les militants tchétchène et de 80 000 chez les civils tchétchènes. Environ 14 000 soldats seraient morts du côté fédéral. Au total, les organisations non gouvernementales estiment qu’entre 100 000 à 300 000 civils périrent, en plus des 200 000 réfugiés entre 1994 et 2000. Voir les données de l’article « Conséquences des opérations militaires en République tchétchène en termes démographiques, sociales et économiques », 2005, disponible sur  http://www.demoscope.ru/weekly/2005/0211/analit02.php, issu de l’ouvrage : Полностью материал опубликован в книге: Рязанцев С.В. Демографический и миграционный портрет Северного Кавказа. – Ставрополь: Сервисшкола,2003, с.26-77.

[5] Dans une interview accordée à Oliver Stone, Vladimir Poutine explique que malgré l’aide officielle des américains dans leurs combats face à l’indépendantisme tchétchène, la CIA déstabilisait la région du Caucase en y investissant des musulmans wahhabites en provenance d’Afghanistan dans les montagnes caucasiennes, en plus d’un soutien financier. Stone, Oliver « Conversation avec monsieur Poutine », diffusé sur France 3, le 26 Juin 2017.

[6] Guerre pour la conquête du Nord-Caucase de 1785 à 1859, insurrections tchétchènes en 1921, 1924, 1928,1937, déportation d’un tiers de la population tchétchène en 1944 (retour à partir de 1957).

[7] 10 Years of Arab Youth Survey, « A Decade of Hopes & Fears », ASDA’A Burson-Marsteller, 2018 (www.arabyouthsurvey.com).

[8] RT France. La grande Interview : Vladimir Poutine [Vidéo en ligne], YouTube, 16 Octobre 2019 [vue le 03/02/2020], disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=2cqD2ynbApU.

Bibliographie

Neil Hauer. Russian diplomacy in Syria bolstered by Muslim minority outreach [En ligne] Middle East Institute, publié le 06/02/2018 [consulté le 03/02/2020] Disponible sur : https://www.mei.edu/publications/russian-diplomacy-syria-bolstered-muslim-minority-outreach

Vinatier, Laurent « Ruptures structurelles. Les guerres contingentes (1994-1999) », Russie : l’impasse tchétchène, 2007, p.34

Merlin, Aude, « Le Nord-Caucase au miroir du fédéralisme russe », in Où va la Russie ?  Merlin Aude (dir.), édition de l’Université de Bruxelles, 2007, p.89

Merlin, Aude, & Le Huérou, Anne, « Le conflit tchétchène à l’épreuve de la reconnaissance ». Cultures & conflits, 87, (2012), p.12. https://doi.org/10.4000/conflits.18475

Nocetti, Julien, « Pour aller plus loin : Moyen-Orient ; La Russie incontournable », Questions internationales, Janvier-février 2020, n°101, p.45

Sophie Shihab, « Préface », dans Tchétchénie : Dix Clés Pour Comprendre, Comité Tchétchénie (dir.) La Découverte, p.8, 2005.

Sitographie

Accord de paix Khassaviourt, 1996 : https://www.globalsecurity.org/military/library/news/2006/08/mil-060830-rferl02.htm , 30 août 2006, Liz Fuller.

« Conséquences des opérations militaires en République tchétchène en termes démographiques, sociales et économiques », 2005, disponible sur http://www.demoscope.ru/weekly/2005/0211/analit02.php , issu de l’ouvrage : Полностью материал опубликован в книге: Рязанцев С.В. Демографический и миграционный портрет Северного Кавказа. – Ставрополь: Сервисшкола,2003, с.26-77.

Le Dessous des Cartes – Caucase du Nord, le talon d’Achille de la Russie, 2017, ARTE France, disponible sur : https://boutique.arte.tv/detail/ddc_caucase_nord_talon_achille_russie

RT France. La grande Interview : Vladimir Poutine [Vidéo en ligne], YouTube, 16 Octobre 2019 [vue le 03/02/2020], disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=2cqD2ynbApU.

10 Years of Arab Youth Survey, « A Decade of Hopes & Fears », ASDA’A Burson-Marsteller, 2018 (www.arabyouthsurvey.com).