
Depuis la signature des accords de Dayton en 1995, la Bosnie-Herzégovine évolue dans un équilibre institutionnel fragile, marqué par des tensions ethno-politiques persistantes. Ces accords, négociés à la fin de la guerre de Bosnie (1992–1995) sous l’égide des États-Unis, ont mis fin au conflit mais ont également instauré une structure étatique complexe. Le pays y est divisé en deux entités principales : la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (à majorité bosniaque et croate) et la Republika Srpska (à majorité serbe), chacune disposant d’un haut degré d’autonomie, sous l’autorité d’un État central faiblement intégré et supervisé par un Haut Représentant international. Si cette architecture a permis le retour à la paix, elle demeure source d’instabilité, en entretenant des logiques communautaires et des blocages institutionnels.
Depuis avril 2025, la situation s’est considérablement aggravée, avec une intensification des tensions entre l’État central et l’entité serbe de la Republika Srpska. L’autoritarisme croissant de son dirigeant, Milorad Dodik, et sa volonté affichée de défier les institutions communes et internationales, ont ravivé les craintes d’une désintégration du pays. Parallèlement, la Bosnie-Herzégovine tente de progresser sur la voie de l’adhésion à l’Union européenne, tout en faisant face à des défis économiques et géopolitiques majeurs. Cette étude propose d’analyser les récents développements politiques depuis avril 2025, les réactions de la communauté internationale, les perspectives européennes du pays ainsi que les risques qui pèsent sur sa stabilité à court et moyen terme.
I) Une crise politique relancée par la défiance institutionnelle de la Republika Srpska
Depuis avril 2025, la Bosnie-Herzégovine connaît une aggravation sans précédent de sa crise politique. Au cœur de cette instabilité se trouve le président de la Republika Srpska (RS), Milorad Dodik, figure emblématique du nationalisme serbe bosnien et acteur central du bras de fer opposant l’entité serbe aux institutions centrales de l’État. Déjà sous le feu des critiques internationales depuis plusieurs années pour ses positions sécessionnistes, Dodik a franchi un nouveau seuil en février 2025, lorsqu’il a été condamné à un an de prison ferme et à six ans d’inéligibilité par la Cour d’État. Le chef d’accusation principal : avoir ouvertement défié les décisions du Haut Représentant International, autorité chargée de superviser la mise en œuvre de l’accord de paix de Dayton.
Cette condamnation, perçue par Dodik comme un acte politique orchestré par l’Occident et les institutions bosniennes dominées, selon lui, par les élites bosniaques, a déclenché une réponse législative radicale. Dans les semaines suivantes, l’Assemblée nationale de la RS a adopté une série de lois destinées à réduire l’influence de l’État central sur son territoire. Parmi ces mesures figurent le refus de reconnaître les décisions du Haut Représentant, le rejet des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle bosnienne, et la création de structures de sécurité et judiciaires entièrement contrôlées par l’entité serbe. En pratique, il s’agit d’un pas supplémentaire vers une autonomie de fait, sinon une sécession pure et simple. Ces initiatives ont immédiatement suscité une réaction de la part des institutions centrales. Le Parquet de l’État a émis des mandats d’arrêt contre Dodik ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires de la RS, les accusant de comportements anticonstitutionnels, d’entrave au fonctionnement des institutions et de mise en danger de l’unité nationale. Face à ces mesures, loin de reculer, Dodik a redoublé de rhétorique anti-centraliste. Il a publiquement rejeté la légitimité des organes de l’État bosnien, appelant le « peuple serbe de Bosnie » à se mobiliser autour des institutions de la RS, présentées comme les seules garantes de sa souveraineté et de sa sécurité. Dans ses discours, il dénonce une ingérence étrangère permanente, orchestrée par les puissances occidentales, et fait référence à une lutte historique pour l’émancipation du peuple serbe dans les Balkans.
Ce climat délétère a ravivé les tensions interethniques qui fragilisent la Bosnie-Herzégovine depuis trois décennies. Tandis que certains leaders croates de Bosnie, notamment ceux réunis autour du HDZ BiH (Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine), expriment soutien tacite à une redéfinition des équilibres institutionnels, dans l’idée d’une redéfinition des équilibres institutionnels du pays. Leur revendication principale concerne la création d’une « troisième entité croate », qui permettrait aux Croates de disposer de leur propre territoire autonome au sein de l’État. Si cette idée reste officiellement marginale dans les discours de la communauté internationale, elle gagne en popularité dans certains cantons à majorité croate, notamment autour de Mostar, où la frustration face à ce qu’ils perçoivent comme une domination des élites bosniaques dans la Fédération est de plus en plus forte.
À l’inverse, les leaders bosniaques, en particulier issus du Parti d’action démocratique (SDA) et d’autres formations pro-unitaires perçoivent les initiatives de Dodik, tout comme les ambitions autonomistes croates, comme une menace existentielle pour l’intégrité de l’État bosnien. Ils dénoncent une stratégie coordonnée de « partition de fait » qui, sous couvert de réformes institutionnelles, viserait à affaiblir progressivement les structures centrales afin de consacrer une logique de souveraineté ethno nationale. Pour les Bosniaques, l’autorité du Haut Représentant et des institutions communes est le dernier rempart contre un retour aux logiques de balkanisation. Cette fracture politique et identitaire s’accompagne d’une détérioration manifeste du dialogue intercommunautaire. Les mécanismes de coopération interethnique, déjà fragiles, sont désormais paralysés par les boycotts, les déclarations incendiaires et l’escalade rhétorique. Dans certaines régions mixtes, les tensions se ressentent également à l’échelle locale : discours de haine sur les réseaux sociaux, incidents dans les écoles, mobilisations militantes autour des symboles et des dates commémoratives. Cette montée des crispations communautaires fait redouter à certains observateurs un retour à une logique de confrontation, non pas militaire dans l’immédiat, mais institutionnelle et territoriale.
2) Réactions internationales et rôle des acteurs externes
Face à l’escalade des tensions politiques et institutionnelles en Bosnie-Herzégovine depuis le printemps 2025, la communauté internationale a réagi avec une vigilance accrue. La gravité de la situation, marquée par la remise en cause de l’accord de paix de Dayton et les velléités séparatistes affichées par la Republika Srpska, a ravivé les inquiétudes quant à la stabilité de l’ensemble des Balkans occidentaux, une région historiquement sensible et géopolitiquement stratégique.
L’OTAN a rapidement exprimé son attachement à l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine et au respect des institutions issues de Dayton. Dans un communiqué publié en mai 2025, l’Alliance atlantique a réaffirmé que « toute tentative de remise en cause des structures étatiques communes constitue une menace pour la stabilité régionale », ajoutant qu’aucun vide sécuritaire ne serait toléré. Bien que la Bosnie-Herzégovine ne soit pas membre de l’Otan, l’organisation maintient une coopération active avec Sarajevo, et sa posture dissuasive dans les Balkans est perçue comme un contrepoids aux influences concurrentes dans la région, notamment russes.
L’Union européenne, elle aussi, a intensifié son engagement. L’opération EUFOR Althea, mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies, a été renforcée avec l’arrivée de troupes supplémentaires dans des zones sensibles, notamment à Banja Luka et dans certaines localités mixtes. L’objectif de cette présence militaire est double : d’une part, prévenir toute dérive violente, et d’autre part, assurer la mise en œuvre effective des dispositions de l’accord de Dayton, y compris celles relatives à la libre circulation, à la coopération judiciaire et au maintien de l’ordre. Dans le même temps, Bruxelles a rappelé que le respect de l’État de droit et des institutions communes constituait un préalable essentiel à toute avancée dans le processus d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE.
En opposition frontale, la Russie a adopté une position diamétralement opposée. Fidèle à son alliance stratégique avec Milorad Dodik, qu’elle soutient politiquement et diplomatiquement depuis plusieurs années, Moscou a dénoncé une prétendue « ingérence néocoloniale » de l’Occident dans les affaires intérieures bosniennes. Le Kremlin a critiqué à la fois le rôle du Haut Représentant, qu’il ne reconnaît pas depuis la nomination de Christian Schmidt sans validation du Conseil de sécurité, et l’attitude de l’UE et de l’OTAN, accusées de vouloir imposer une centralisation contraire à l’esprit de Dayton. En ce sens, la Russie instrumentalise la crise actuelle comme un levier dans son bras de fer global avec l’Occident, notamment dans le cadre post-ukrainien.
3) Perspectives d’intégration européenne et défis économiques
Malgré un climat politique de plus en plus instable, la Bosnie-Herzégovine a franchi une étape symbolique en mars 2025 en entamant officiellement les négociations d’adhésion à l’Union européenne. Cette avancée représente un signal fort de la part de Bruxelles, qui entend maintenir une perspective européenne crédible pour les Balkans occidentaux, dans une logique à la fois géopolitique et sécuritaire. Pour la Bosnie-Herzégovine, il s’agit également d’une tentative de sortir de l’isolement institutionnel et de réactiver une dynamique réformiste à même de répondre aux attentes d’une population souvent désabusée par la lenteur des progrès démocratiques. Ce tournant n’a cependant été possible qu’après l’adoption de plusieurs réformes-clés exigées par l’Union, notamment en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, de transparence budgétaire et de gestion des flux migratoires. Des progrès ont également été notés dans la coopération judiciaire et la réforme de l’administration publique. Ces avancées techniques témoignent d’une volonté de certaines élites politiques et d’acteurs de la société civile de répondre aux standards européens, malgré les freins persistants liés à la fragmentation institutionnelle.
Cependant, les tensions politiques internes et les initiatives séparatistes menées par la Republika Srpska compromettent sérieusement les efforts d’intégration. Les velléités de désengagement de certaines institutions centrales, la contestation de l’autorité du Haut Représentant et le refus de coopérer avec la justice d’État affaiblissent la crédibilité de Sarajevo aux yeux des instances européennes. Dans ce contexte, l’Union européenne, tout en maintenant la porte ouverte, conditionne son soutien à des réformes effectives et à une stabilisation politique réelle. Cette position d’« engagement conditionnel » vise à éviter une adhésion purement formelle, qui risquerait de reproduire les blocages que l’on observe déjà dans d’autres pays membres. Sur le plan économique, la situation demeure préoccupante. La croissance reste faible et inégalement répartie entre entités, avec un taux de chômage structurellement élevé, en particulier chez les jeunes. De nombreux diplômés quittent le pays chaque année dans ce que l’on appelle désormais la « fuite des cerveaux bosniens ». Cette hémorragie humaine et intellectuelle affaiblit encore davantage les capacités de transformation économique du pays.
Les grands projets structurants soutenus par l’Union européenne, tels que le corridor paneuropéen 5c (reliant Budapest à la côte Adriatique via Sarajevo) ou encore les programmes d’investissement dans les énergies renouvelables, peinent à se concrétiser. Le manque de coordination entre les différents niveaux de gouvernance, les blocages liés aux appels d’offres ou encore les différends sur les répartitions budgétaires ralentissent considérablement leur mise en œuvre. Les tensions géopolitiques autour de la dépendance énergétique, notamment vis-à-vis de la Russie, complexifient encore la stratégie énergétique du pays, qui peine à diversifier ses sources tout en respectant les objectifs climatiques de l’UE.
En définitive, l’intégration européenne de la Bosnie-Herzégovine apparaît aujourd’hui comme un horizon incertain. Si l’ouverture des négociations constitue une opportunité historique, elle reste largement conditionnée à la résolution de la crise politique actuelle. Tant que l’État bosnien ne sera pas en mesure de parler d’une seule voix sur les questions fondamentales de gouvernance, de souveraineté et de coopération interethnique, les perspectives d’adhésion resteront théoriques. Le pari européen ne pourra réussir qu’à condition d’une refondation du pacte national, qui suppose de dépasser les logiques ethno nationales pour construire un projet commun de développement, de justice et de prospérité.
4) Scénarios d’évolution et enjeux pour l’avenir
La Bosnie-Herzégovine se trouve aujourd’hui à un carrefour critique de son histoire contemporaine. Entre la tentation du repli identitaire et la perspective d’un ancrage durable dans l’espace européen, le pays oscille, pris en étau entre les pressions internes et les influences géopolitiques extérieures.
D’un côté, l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne constitue une chance historique. Si elle parvient à stabiliser ses institutions, à renforcer l’État de droit et à améliorer la coopération entre ses entités constitutives, la Bosnie-Herzégovine pourrait enfin dépasser les blocages hérités des accords de Dayton. Cela impliquerait une réforme constitutionnelle en profondeur, qui garantit à la fois l’égalité des citoyens et la reconnaissance des spécificités communautaires, dans un cadre institutionnel fonctionnel et moderne. Le soutien européen, tant financier que politique, pourrait dans ce scénario jouer un rôle catalyseur pour la modernisation de l’économie, l’investissement dans les infrastructures et le retour de la confiance dans les institutions publiques.
D’un autre côté, les actions unilatérales de la Republika Srpska – promulguant des lois contraires à la Constitution et défiant ouvertement les autorités centrales – constituent une menace directe pour l’intégrité du pays. Le soutien affiché de la Russie à ces dynamiques séparatistes, combiné à une forme de lassitude de la part d’une partie de la population vis-à-vis d’un État paralysé, nourrit les craintes d’une désintégration progressive du tissu étatique. Un tel scénario aggraverait la fragmentation du pays, ouvrirait potentiellement la voie à des confrontations politiques voire sécuritaires localisées, et compromettrait définitivement toute avancée vers l’intégration européenne. Dans ce contexte de polarisation, les élections générales prévues en octobre 2026 seront un tournant décisif. Elles permettront de mesurer l’adhésion populaire aux différentes visions du futur : un État commun orienté vers l’Europe ou des entités autonomes voire sécessionnistes, soutenues par des puissances extérieures. Mais au-delà du résultat électoral, c’est la capacité des forces politiques bosniaques à renouer le dialogue intercommunautaire, à faire preuve de responsabilité et à construire des compromis durables qui déterminera l’issue de cette phase critique.
À court terme, l’urgence est de préserver l’ordre constitutionnel et d’empêcher toute dérive violente. Cela suppose une coordination efficace entre les institutions bosniennes, le soutien des partenaires internationaux et une pression accrue contre les acteurs perturbateurs de la stabilité. Mais à plus long terme, c’est un projet national inclusif, fondé sur la citoyenneté partagée, l’éducation, la mémoire commune et le développement économique, qui permettra de transformer en profondeur la Bosnie-Herzégovine.
La Bosnie-Herzégovine traverse une période de profonde incertitude, tiraillée entre ses fragilités institutionnelles, les tensions interethniques persistantes et les pressions géopolitiques. Face à la montée des discours séparatistes et à la méfiance généralisée, l’avenir du pays dépendra de sa capacité à restaurer un dialogue national, à réaffirmer son engagement européen et à renforcer l’État de droit. Plus que jamais, la stabilité de la Bosnie-Herzégovine apparaît comme un enjeu stratégique pour l’ensemble des Balkans et pour l’Europe.
Matys Kocaj-Grienenberger