Précédemment sanctionnée par l’Union européenne, la Syrie se retrouve au bord d’une véritable crise économique annoncée par la législation américaine « loi César », acte « terroriste » selon la politique de Téhéran qui fait également l’objet d’embargos sur les armes et le nucléaire.

Le prolongement de la révolution islamique, tel qu’il est perçu par le Rahbar (Guide suprême) Ali Khamenei pour évoquer l’éclosion des Printemps arabes, semble avoir plongé le régime baasiste de Bachar el-Assad dans une profonde crise sociale. Bien que les orientations religieuses des deux pays, pourtant chiites, ne débouchent pas entièrement sur des idées convergentes, ils n’hésitent pas à vanter leur alliance politique dans la région moyen-orientale de par la lutte déclarée contre le sionisme et appuyée par le soutien indéfectible et militaire du Hezbollah.

Le casus-belli de l’insurrection syrienne est le même que celui du Yémen et de la majorité des pays arabo-musulmans en 2011. Touchés par une vague de mouvements contestataires du pouvoir, ces secousses populaires ont de nombreux points communs avec les motivations khomeynistes de 1979.

Le léger épanouissement économique qu’a connu la Syrie, au cours des années 1980, grâce à une politique de libéralisation des marchés et à l’ouverture aux investissements privés, n’a profité qu’aux familles bourgeoises proches du gouvernement alaouite. S’est ajouté un taux de chômage qui fluctue entre 18% et 25% sans omettre les ravages de la sécheresse qui n’ont pu que souligner la gravité de la situation économique en parallèle à la mainmise des élites gouvernementales sur les richesses du pays. Les Printemps arabes ne seraient-ils donc pas la « révolution des pauvres » et des communistes comme l’entendait l’ayatollah Khomeini pour son pays ? L’Iran et la révolution islamique ne seraient-ils pas, eux-mêmes, la guidée spirituelle ainsi que le prolongement des Printemps arabes ?

Bachar el-Assad reste le seul dirigeant à résister aux turbulences sociales de 2011, mais l’on peut se demander à quel prix. Les rues sont engorgées de manifestants à l’origine de la militarisation du conflit par la création de la faction ASL (Armée Syrienne Libre). La guerre est désormais asymétrique. Les populations civiles sont torturées et emprisonnées. Quant aux forces loyalistes du régime, leur stratégie est de semer la mort par la faim à la manière de Staline. Les catastrophes causées par l’usage d’armes chimiques au cours des épisodes de Ghouta et de Khan Cheikhoun ne peuvent être refoulées, malgré que la Syrie ait apposé sa paraphe sur la Convention de l’interdiction d’armes chimiques et le Protocole de Genève.

Des acteurs exogènes au conflit décident d’intervenir afin de renforcer leur position dans cette zone conflictuelle du Moyen-Orient. Parmi eux, les occidentaux dont les américains et les français. Cependant, le rapport de force se joue surtout avec les russes, alliés des iraniens, qui se montrent fidèles au régime de Bachar el-Assad.  En dépit de la motivation commune de ces entités d’éradiquer le groupe terroriste Daesh, le bras de fer reste très mitigé.

Mais le poids des kurdes ne peut être négligé dans cette guerre sanguinaire. Historiquement retranchés dans le nord du pays depuis l’implosion de l’Empire ottoman, ils tentent de s’imposer, par les Forces Démocratiques Syriennes en vue de défendre leurs intérêts sous le groupe du PYD (Parti de l’union démocratique), branche du PKK kurde de Turquie (Parti des travailleurs du Kurdistan), d’origine communiste.

Leur volonté, dans le combat syrien, est d’acquérir de l’autonomie sur un territoire que les traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923) leur ont faussement promis. Ils créent l’émanation militaire YPG (Unité de protection des peuples) et deviennent, rapidement, des combattants déclarés des djihadistes contre qui ils s’affronteront lors de la bataille de Kobané pour la libération de la ville de Raqqa.

La finalité de leurs efforts contre l’État islamique est motivée par la volonté de construire un État qui prend, pour l’instant, la forme d’Administration transitoire intérimaire sous le nom « Rojava », région de facto autonome dans le nord de la Syrie. Les occidentaux, qui d’une part condamnent le PKK turc jugé terroriste, perçoivent les kurdes comme de bons alliés de guerre contre le terrorisme financé par les saoudiens et les qataris comme signe de guerre proxy contre l’Iran. En revanche, le retrait des troupes américaines, en octobre 2019, symbolise la rupture des liens diplomatiques entre le Kurdistan et les États-Unis.

La situation s’est davantage compliquée avec l’implication de la Turquie qui livre une haine éternelle à ce peuple sans État. Le pays n’a jamais hésité à exercer la répression à l’égard des kurdes bien qu’Ankara soit militairement alliée à l’OTAN qui, en revanche, éprouvait des difficultés à justifier le départage entre ses « deux amis ». Jusque-là, Recep Tayyip Erdogan n’a jamais officiellement reconnu son accusation dans la collaboration étroite qu’il mènerait avec le groupe terroriste de Daesh au préjudice des kurdes.

Pourtant, toutes les preuves relatées dans le journal turc Cumhuriyet ne peuvent nier l’évidence. Despublications de photos et de vidéos sont exposées et accréditent l’hypothèse d’une éventuelle vente d’armes dissimulées sous des médicaments et affrétées par une organisation humanitaire, cela de la part du gouvernement islamo-conservateur d’Ankara. En outre, si l’État islamique parvenait à occuper un territoire aussi grand que la Jordanie jusqu’en 2016 avec 90 000 km2 d’influence géographique, de hauts revenus étaient nécessaires pour construire et gérer leur territoire sans subir de frein net.

Suite à un raid mené par les forces américaines en 2015, Abou Sayyaf, qui était plus ou moins le « ministre des finances » de Daesh et proche de l’ancien leader Abou Bakr al-Baghdadi, tué par l’armée américaine en octobre 2019, assurait l’approvisionnement de l’organisation terroriste en pétrole pour être revendu en contrebande. Les revenus étaient estimés à 10 millions de dollars en 2015 mais, en réalité, le montant dépendait du degré de spéculation. De nos jours et surtout dans nos démocraties modernes, quelle nation aurait accepté des ressources naturelles refourguées par des terroristes ?

Les dossiers enregistrés sur des disques durs et saisis lors du raid américain, selon le journal The Guardian et tant d’autres, ont été la preuve évidente d’un lien très solide entre la Turquie et Daesh qui s’est confirmé par des ventes d’armes de la part du gouvernement turc et de certaines entreprises privées, en échange de pétrole. En somme, Erdogan semble procéder à un double jeu en menant, d’une part, des opérations unilatérales qui se traduisent par des offensives au nord de la Syrie afin de renverser les kurdes et ayant formé, d’autre part, une alliance avec l’armée américaine.

À cet effet, le ministère français des Armées et des Affaires étrangères a décidé de suspendre 500 licences d’exportations destinées à Ankara par décision unanime avec les membres de l’Union européenne. Selon le ministère de la Défense, les exportations françaises d’armes vers le régime turc représentent une commande globale de 594,5 millions d’euros en dix années.  Le ministre des Armées a traduit cette volonté de la manière suivante : « La suspension des exportations vers la Turquie conduit à suspendre tout projet d’exportation vers ce pays. Nous verrons ensuite comment les choses évoluent. Cet État a mené une attaque unilatérale ; son offensive est susceptible de ruiner tous les efforts de la communauté internationale, et de la France, dans la lutte contre Daesh, un ennemi qui a frappé directement notre pays ».

Mais cela n’ébranle pas la volonté d’Erdogan de poursuivre ses offensives pour affaiblir ses ennemis déclarés. « Depuis que nous avons lancé notre opération, nous faisons face à des menaces de sanctions économiques ou d’embargos sur les armes. Ceux qui pensent pouvoir nous contraindre à reculer avec ces menaces se trompent » a-t-il affirmé.

Comment comptait-t-il contourner cette décision qui ne semblait pas l’avoir contraint ? Le pays est en plein essor dans l’industrie de l’armement depuis la décision française de suspendre les licences. Selon un rapport de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Spiri), la Turquie a connu une hausse de 22%, soit 2,8 milliards de dollars, en un an. Mais ce n’est pas tout ; Ankara s’est trouvé au cœur d’une controverse de par un nouvel ami russe qui, selon la BBC, aurait négocié un contrat à 2,5 milliards de dollars sur des missiles anti-aériens de référence S-400. Jugés incompatibles avec l’équipement qu’a très longtemps fournit l’alliance américaine à la Turquie, l’OTAN ne s’est pas retenue d’exprimer son inquiétude au sujet de sa sécurité qui risquerait d’être sapée par l’approvisionnement d’équipements russes.

In fine, quelles sont les intentions turques envers son voisin syrien ? Pourrait-on affirmer qu’il existerait, de la part d’Erdogan, la volonté de poursuivre le conflit sans trop « commettre de dégâts » afin de geler le projet étatique kurde ? Les réfugiés syriens ne seraient-ils pas victimes d’instrumentalisation de la part de l’État turque qui souhaite leur retour dans une zone de sécurité qu’ils cherchent à créer au nord de la Syrie pour écraser le poids des kurdes ? L’implication d’Erdogan dans ce conflit sanguinaire doit être remise en cause. Il serait difficile d’affirmer si la Turquie symboliserait le portail de défense du Moyen-Orient et des syriens, comme l’on peut souvent l’entendre, ou si les motivations du gouvernement ne relèveraient que de l’intérêt d’écraser la population kurde qui revendique, depuis des années, un État à cheval entre les territoires où ils sont retranchés, à savoir, la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.

Mais quelle place occupe l’Iran dans le conflit syrien ? Téhéran n’hésite pas à signer un traité de défense commune avec Damas en 2008. Depuis 2011, le pays soutient le régime de Bachar en luttant contre les rebelles ainsi que l’État islamique. Les iraniens vendent des armes de différents types (fusils d’assauts, mitrailleuses, explosifs, détonateurs, obus…) à la Syrie, initiative qu’a fermement condamné l’ONU. De ce fait, un embargo sur les armes a été imposé par la résolution 1747 des Nations unies et 1929 du Conseil de sécurité visant à restreindre les exportations vers l’Iran.

Outre le fournissement d’armes, des forces paramilitaires du basij iranien et du pasdaran « Gardiens de la révolution », parmi laquelle une unité d’élite la Force al-Qods, sont directement déployées sur le territoire. Il faut savoir que ces hommes ne sont pas rattachés à l’État-major iranien ; ils ne servaient que de protecteurs à l’ayatollah. La dimension religieuse de ce groupe pourrait relever de la volonté iranienne de faire triompher le chiisme dans tout le pays, fidèlement aux espérances de Khomeini. Mais l’exportation de cet international chiite n’aurait-elle pas, en fin de compte, comme vocation de s’étaler au Moyen-Orient pour se doter d’une plus grande flexibilité au niveau des hydrocarbures ?

En tous cas, son rôle est très pondérant dans le conflit. La branche militaire du Hezbollah a longuement fait l’objet d’aides de la part de l’Iran par le fournissement d’armes, de missiles ou autres projectiles. La Syrie arme également les membres de la milice militaire du Parti de Dieu qui prennent part dans le conflit syrien afin de nettoyer le territoire des djihadistes qui se revendiquent de la tendance sunnite. Par ailleurs, le Syrie a souvent été et demeure la tête de pont pour le flux d’armes iraniennes exportées au Liban au profit du Hezbollah et le pas avant vers Israël. Certains évoquent même l’« Axe de la résistance » pour définir la relation trilatérale Iran-Syrie-Liban. Selon Alireza Nader, analystes des politiques internationales à la Rand Corporation, « si la Syrie tombe, avec elle s’effondreront les flux d’armements destinés au Hezbollah. La République islamique perdrait ainsi son seul moyen de pression directe contre Israël. »

Aujourd’hui, la situation relève d’une énorme complexité et les tensions ne cessent d’accroitre suite à la décision américaine de renforcer les sanctions économiques contre le régime baasiste en vue de mettre fin à une guerre « inutile et brutale » dans le cadre de la loi César.

Le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo a déclaré, dans un communiqué, qu’à partir de mercredi 17 juin 2020 : « Les sanctions prévues par la loi César entrent pleinement en vigueur. Quiconque fera affaire avec le régime Assad, et où qu’il se trouve dans le monde, s’expose à des restrictions de voyage et à des sanctions financières ».

La visée de ces sanctions, tout comme celles que Trump a mis en place contre le gouvernement iranien, serait de « priver le régime Assad des revenus et du soutien dont il bénéficie ». De ce fait, la famille du président syrien est, pour la première fois, concernée par des sanctions, y compris les entreprises locales ou étrangères et les individus qui dévoient l’effort de la reconstruction en utilisant les terrains expropriés des populations civiles afin de bâtir des propriétés luxueuses dans les régions proches du régime.

Sont interdits aux entités concernées l’entrée sur le territoire américain ainsi que l’accès au système financier et un gel de l’aide à la reconstruction est mis en place. Les affaires conclues avec la Banque centrale syrienne ou les institutions étatiques pénaliseront les acteurs, en plus d’une dévaluation de la monnaie du pays et de l’inflation dont elle est sujet.

Les États-Unis appellent, par cette initiative, le gouvernement syrien ainsi que ses alliés à une procédure de négociations sous l’égide de l’ONU (L8N2DU40L). Le but, selon l’émissaire américain pour la Syrie Jim Jeffrey, n’est donc pas « une chute du régime ».

Si l’un des alliés de la Syrie se sent directement ou indirectement concerné par ces sanctions, il s’agit de l’Iran. Abbas Moussavi, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères a déclaré que ces sanctions ont été imposées « à un moment où le monde entier se voit affecté par le coronavirus, le fait d’imposer de telles sanctions inhumaines ne fera qu’aggraver la souffrance du peuple syrien ».

Les iraniens n’ont donc « aucun respect pour ce genre de sanctions cruelles, unilatérales, et agressives ». Ils n’hésitent pas à les qualifier de « terrorisme économique ». Moussavi ajoute que ces sanctions sont « contraires au droit international et aux valeurs humaines » et ne feront qu’« exacerber les souffrances du peuple syrien ». Par conséquent, la République Islamique d’Iran affiche son intention de continuer la coopération économique « avec la courageuse nation syrienne ».

Hassan Nasrallah, militairement engagé auprès de Damas, s’exprime publiquement au sujet des sanctions et, à l’image du gouvernement iranien, il affirme que ces mesures sont synonymes d’instruments d’affamement de la population comme « dernière arme » déployée par les américains face à un gouvernement « vainqueur » de la guerre. Écœuré de la pénurie du dollar volontairement créée par les américains au Liban, il partage sa compassion avec son voisin syrien et fait de la loi César une affaire libanaise en ne voyant en cette décision que la volonté de limiter les flux de dollars au Liban sous le « prétexte » d’empêcher le transfert d’argent en Syrie en vue de financer l’effort de guerre.

Le ministre syrien des Affaires étrangères affirme que son pays ne se « soumettra pas » aux demandes de Washington, ajoutant que Bachar restera au pouvoir au cas où l’initiative des américains serait d’influer les prochaines élections présidentielles en Syrie en 2021. Il fait preuve d’un élan de solidarité avec le Liban en l’accompagnant dans l’intention d’endiguer cette loi.

Solidairement au gouvernement de Bachar el-Assad, le chef du Hezbollah déclare : « Celui qui veut nous donner le choix entre mourir par les armes ou par la faim, je lui dis nos armes resteront entre nos mains, et nous n’aurons pas faim ».

Le bilan de cette guerre dévastatrice est, aujourd’hui, estimé à 380 000 morts en parallèle à un flux d’un million de réfugiés syriens vers les pays européens.

Younes CHOUAF

Stagiaire au sein de l’Association Internationale des Soldats de la Paix et membre de l’Académie Internationale de la Paix.

Sources :

Crédit photo : Mosaïquefm