
L’histoire commune entre l’Arménie et la Turquie n’est guère possible à caractériser comme une simple rivalité. Opposées par la religion et la culture, ces deux États et ces peuples partagent une histoire pleine de conflits, de violences et de méfiances. Au XXIe siècle, bien que les anciennes contradictions aient déjà passé au plan secondaire, les relations bilatérales demeurent toujours complexes et instables. Hormis la mémoire collective négative, la réalité géopolitique actuelle ne rend pas simple à mettre en œuvre un dialogue. Le conflit arméno-azérbaïdjanais, dans lequel la Turquie apporte un soutien global au dernier, influence fortement les relations diplomatiques actuelles. Ici il s’agit de se demander si la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie pourra se faire, malgré la mémoire collective pleine des conflits et des violences.

Tensions historiques: pourquoi conflit?
Après la chute de l’Empire byzantin en 1453, l’époque de la domination de l’Empire ottoman dans la région a débuté. Les Arméniens, en tant que peuple chrétien au carrefour avec la Perse aussi musulmane, se sont retrouvés dans une situation assez complexe. Néanmoins, la politique nationale de l’Empire ottoman au XVe siècle se distingue largement de celle du XIX-XXe siècle: les minorités religieuses sont organisées en communautés autonomes appelées millets. Ce système leur garantit la liberté du culte, une administration interne (mariage, héritage, éducation). (Hovannisian Richard, 1997). Cependant, une infériorité légale était toujours présente. Les Arméniens, comme d’autres communautés non-musulmanes de l’Empire, devaient payer des impôts supplémentaires, appelés jizya, n’ayant pas les mêmes droits que les musulmans. Ce système a permis une intégration économique nuancée, à savoir pour des artisans et des commerçants, qui se sont installés à Constantinople (act. Istanbul). Par exemple, c’est le cas de la famille des architectes Baylan, qui participaient, hormis la simple construction des bâtiments, aux constructions des résidences des Sultans (Dolmabahçe).
Cette coexistence pacifique mais hiérarchisée a eu les premières ruptures au fil du XVIII siècle, ce qui est liée à l’affaiblissement du pouvoir central à cause de la corruption locale et des contradictions au sein des élites et à l’influence croissante de l’Empire russe qui se positionne comme protecteur des chrétiens, y compris les Arméniens. À son tour, le XIXe siècle est marqué dans toute l’Europe comme celui de la montée des nations. L’Empire ottoman, aussi multinationale, connaît beaucoup d’ insurrections à cette raison. Les Arméniens, qui commencent de plus en plus à avoir l’esprit de la conscience nationale, ne font pas exception, mais ce n’était pas réussi. Certaines insurrections nationales, surtout des Grecs (1821-1832) et des Bulgares (1878), qui ont affaibli l’Empire ottoman territorialement, économiquement et militairement, ont mené à l’accentuation du nationalisme turc et, par conséquent, à l’augmentation de la méfiance envers les minorités ethniques. Le début de la Première Guerre mondiale a mis fin à toute possibilité de coexistence. Le fait que les Arméniens sont divisés et vivent dans des grands États différents, qui se battent, a joué un rôle tragique dans les événements qui suivirent. Les Arméniens ont été reprochés dans les défaites de l’armée ottomane contre les Russes, qui se positionnent toujours comme des protecteurs des chrétiens, (Stephen Badalyan,2018) et ont été proclamés les traîtres, ce qui a marqué le début du génocide qui a mené à la mort des de 1,2 à 1,5 millions des Arméniens et à la fuite de ceux qui ont pu survivre vers l’Arménie orientale (actuelle) et les différentes parties du monde. À l’issue de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle l’Empire russe s’est effondré, l’Empire ottoman profite de cette situation pour conquérir le territoire de la Transcaucasie, où s’est passé le processus de l’indepandantisation de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan. La guerre arméno-turque, finie par la défaite de la première, a renforcé de plus la méfiance des deux peuples entre eux. La “communisation” de l’Arménie en 1920, qui a été également forcée, a mis fin à la suite des événements meurtriers et a tranquillisé la situation dans la région jusqu’aux années 1990.
Arméniens en Turquie: identité fragile?
Pour comprendre l’entièreté des problèmes actuels, il ne suffit pas de se baser uniquement sur l’analyse des relations étatiques entre l’Arménie et la Turquie. Bien qu’elles soient prédominantes dans la conjoncture géopolitique, il faut tout de même distinguer une autre branche de la conflictualité qui est donc des relations entre les peuples. Il s’agit d’analyser les évolutions après le génocide jusqu’à nos jours en Turquie.
En dépit de fait que le génocide a significativement diminuéla population arménienne, en 1921 281 000 d’Arméniens vivaient en Turquie selon les recensements officiels de State Department des États Unis, surtout concentrés à Istanbul. Cette statistique compte également un grand nombre des Arméniens, convertis à l’islam. Avant le génocide, le nombre éstimé des Arméniens était de 2 000 000. De plus, de nombreux Arméniens ont “turquisé” leur noms et prénoms pour éviter la discriminitation. Aujourd’hui, la communauté arménienne est toujours présente en Turquie, bien que plus discrète qu’autrefois, notamment à Istanbul. On y compte 48 églises, 17 écoles et trois journaux arméniens: Jamanal, Marmara et Agos. Une grande majorité des Arméniens est déjà turcophone de base et ne parle pas arménien, ce qui indique sur l’évincement de la culture arménienne de leur vie quotidienne. (Melkonyan,2010). En outre, la Grande Assemblée nationale de la Turquie compte également des députés d’origine arménienne, comme Garo Paylan du Parti démocratique des peuples. Néanmoins, bien qu’il n’y ait pas de restrictions législatives contre les citoyens turcs d’origine arménienne, de nombreux cas d’arménophobie ont été enregistrés, y compris de la violence radicale. Nous pouvons donner l’exemple du journaliste et écrivain turco-arménien Hrant Dink, qui est fondateur du journal Agos. Par ses écrits, il défendait la liberté d’expression, le dialogue entre Turcs et Arméniens et la reconnaissance des souffrances du peuple arménien pendant le génocide de 1915. À cause de ses prises de position, il a été poursuivi en justice et a reçu de nombreuses menaces de la part de nationalistes turcs. Le 19 janvier 2007, Hrant Dink a été assassiné devant les locaux de son journal à Istanbul par un jeune extrémiste. Sa mort a provoqué une immense émotion en Turquie et dans le monde: des milliers de personnes ont manifesté en scandant «Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous Arméniens», en hommage à son combat pour la vérité et la paix.
En somme, les Arméniens en Turquie vivent aujourd’hui en minorité, principalement à Istanbul, la ville multiethnique où ils conservent globalement leur identité, leurs églises et leurs écoles, mais demeurent souvent prudents à cause d’un poids de l’histoire. Des actions de la violence, encore présentes entre les deux peuples, complexifient l’établissement des relations réellement stables au niveau des gens: chaque acte, commis contre une personne d’origine arménienne en Turquie, ou ailleurs, en raison de ses prises de position, lorsqu’il est diffusé par les médias et devient connu, ravive la mémoire collective et rappelle de la méfiance.
1991-2020: de l’ouverture au rejet.
La Turquie reconnaît l’indépendance de l’Arménie peu après sa proclamation en 1991. Le gouvernement arménien, tout en comprenant la nécessité d’avoir des contacts stables avec les pays voisins, tente de les établir avec la Turquie, qui se traduisent par les visites des délégations arméniennes en Turquie dans le cadre de la Zone de Coopération Économique de la Mer Noire en 1992. Malgré le contexte de la guerre du Haut-Karabakh, dans laquelle la Turquie soutient, à l’époque que symboliquement, l’Azerbaïdjan, des aides humanitaires proviennent vers l’Arménie en hiver de 1993 qui fut rude à condition que cette aide ne «soit pas de nature à augmenter [sa] capacité de guerre». (Bertrand Buchwalter, 2002, p.51) Cette ouverture n’a pas duré longtemps: en avril 1993, suite aux renforcements des hostilités au Karabakh, la Turquie suspend les aides humanitaires et ferme le poste frontalier. Cette rupture des contacts avec l’Arménie marque le début du rapprochement nuancé avec l’Azerbaïdjan. Bien que la Turquie affirme la nécessité d’aider économiquement et voire militairement l’Azerbaïdjan, il est encore tôt pour parler de l’alliance en tant que telle. Néanmoins, des tentatives d’établir des contacts se poursuivent dans les années qui suivent à la fin de la guerre en 1994. Des échanges réguliers des délégations des représentants officiels, ainsi que des hommes d’affaires se tenaient jusqu’à l’année 1997 lorsqu’en Arménie a eu lieu le changement du pouvoir. Le nouveau président, Robert Kotcharian, a pris une position plus dure à l’égard de la Turquie, en abordant la question du génocide et en proclamant que ce n’est plus à l’Arménie d’être dans la position de demander l’ouverture des frontières. Déjà au XXIe siècle, en 2008, une autre tentative, presque réussie, a eu lieu ce que l’on appelle la diplomatie de “football”. La reprise des contacts, déjà sous la présidence de Serge Sarkissian en Arménie et d’Abdullah Gül en Turquie, a entraîné l’organisation des matchs de football en 2008, voire la visite directe du président turc à Erevan le 6 septembre 2008. Néanmoins, cette tentative n’a pas mené à une avancée majeure: vive opposition de l’Azerbaïdjan, ainsi que de la part des certaines forces politiques turques en ont fait obstacle. En 2010, la Turquie et l’Azerbaïdjan ont signé des traités de l’alliance militaire, en installant la base militaire turque dans la région de Nakhitchevan, ’intervention militaire si un État tiers envahit et des contrats sur les approvisionnements militaires. De plus, la question de la reconnaissance du génocide de 1915 s’est montée dans les négociations, ce que la Turquie rejette. En conséquence, tout contact entre la Turquie et l’Arménie devient de plus en plus compliqué à réaliser et des tentatives se cessent. La Turquie lie la normalisation des relations avec l’Arménie à la guerre du Karabakh, en appelant l’Arménie comme l’État occupant. En 2020, bien que la Turquie ne fasse pas partie directe de la seconde guerre du Haut-Karabakh, elle aborde un soutien politique et militaire majeur à l’Azerbaïdjan par l’approvisionnement des armements, surtout des drones Bayraktar, et par les mercenaires islamistes d’origine syrienne. Dès lors, il s’agit d’une nouvelle étape des contacts bilatéraux et d’une nouvelle réalité géopolitique dans la région.
2020 – ..: la reprise du dialogue.
L’issue de la guerre de 2020 a changé significativement le rapport des forces locales dans la région, ainsi qu’ a activé de nouveaux les rivalités entre les grandes puissances, dont la Russie, la Turquie et l’Iran pour les sphères d’influence. L’Arménie, longtemps considérée comme un sphère d’influence russe, a eu deux années de crise à l’échelle à la fois locale, exprimée par le mécontentement national contre le gouvernement de Pachinian, et à celle internationale, liée aux conséquences de la guerre. En même temps, l’Azerbaïdjan exerce des invasions militaires (2021, 2022) sur le sol arménien reconnu par la communauté internationale, en mettant de l’huile sur le feu de la conflictualité. L’inaction de la Russie, qui par le traité international devait assurer l’intégrité territoriale de l’Arménie, a contribué à un changement du vecteur diplomatique arménien et a montré une forte nécessité d’établir des contacts avec d’autres acteurs mondiaux et, surtout, régionaux. Dans ce contexte, les échanges entre l’Arménie et la Turquie se présentent comme indispensables, malgré de nombreuses contradictions qui persistent, et le 11 juillet 2022 le Président turc Erdogan et le Premier ministre arménien Pachinian ont eu un premier échange téléphonique. L’enjeu est d’ouvrir les frontières pour le commerce et de normaliser la coopération régionale. En même année, les vols directs entre Erevan et Istanbul ont été repris dans le contexte des accords entre les deux États. De plus, après le tremblement de terre en Turquie en 2023, l’Arménie a envoyé parmi les premiers cinq camions de l’aide humanitaire à destination de Adiyaman. Néanmoins, ces échanges restent limités et nuancés en raison du fait que la position de la Turquie ni sur la question de génocide de 1915, ni sur le soutien à l’Azerbaïdjan n’a pas changé. Au contraire, la Turquie se place comme un État, prêt à négocier, mais non au détriment de ses positions. Pourtant, les négociations se déroulent et les cadences se renforcent avec des visites des représentants officiels arméniens en Turquie, y compris deux visites de Pachinian en Turquie (2023;2025).
Conclusion.
Processus long, mais nécessaire, le dialogue doit toujours occuper une place centrale dans le règlement des tensions entre États. Toutefois, il est encore prématuré de parler d’une véritable normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie. Une opposition historique aussi profonde ne s’efface pas facilement: la mémoire collective, marquée par la violence, reste vive. En Arménie, bien que les dirigeants politiques cherchent à engager des négociations avec la Turquie sans conditions préalables, une grande partie de la population continue de percevoir ce pays comme une menace. Le débat oppose ainsi ceux qui prônent une normalisation sans conditions à ceux qui exigent, avant tout, la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie comme condition indispensable. Dès lors, une question essentielle se pose: dans la résolution des tensions aussi longue, faut-il donner la priorité à la mémoire collective ou à la rationalité politique?
Bibliographie:
- Buchwalter, B. (2002). Les relations turco-arméniennes: Quelles perspectives?, Institut français d’études anatoliennes. https://doi.org/10.4000/books.ifeagd.195
- Badalyan, S. (2018). British Travelers and the Armenian Question During the First Half of the 19th Century, Cambridge University Press. https://www.cambridge.org/core/journals/nationalities-papers/article/british-travelers-and-the-armenian-question-during-the-first-half-of-the-19th-century/D9B00EDB059C96BA4340556C1AF26CF0
- Hovannisian, Richard G. (1997). The Armenian People from Ancient to Modern Times. Volume II: Foreign Dominion to Statehood. https://fr.scribd.com/document/770708128/Richard-G-Hovannisian-The-Armenian-People-From-Ancient-to-Modern-Times-Volume-2-Foreign-Dominion-to-Statehood-the-Fifteenth-Century-to-the-Twent#content=query:millet,pageNum:165,indexOnPage:0,bestMatch:false
- Melkonyan, R. (2010). Review of Istanbul’s Armenian community history. https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.panorama.am%2Fen%2Fpolitics%2F2010%2F09%2F29%2Fr-melqonyan-book%2F#federation=archive.wikiwix.com&tab=url
- https://www.primeminister.am/fr/press-release/item/2022/07/11/Nikol-Pashinyan-Telephone-Conversation/
- https://en.wikipedia.org/wiki/Armenian_genocide_survivors
- https://www.president.am/ru/foreign-visits/item/2008/09/06/news-21/
- Image généré par l’intelligence artificielle ChatGPT 5.1, novembre 2025.
