Figure 1: Localisation géographique et frontières du Nicaragua (se référer à l’annexe 1.)

Résumé

Depuis la révolte d’avril 2018, le régime de Daniel Ortega au Nicaragua fait face à une profonde crise de légitimité et à une dérive autocratique importante. Pour se maintenir au pouvoir et garantir sa survie, le gouvernement a mis en place une stratégie de diversion, instrumentalisant les conflits frontaliers pour masquer les échecs internes. En ravivant ces tensions, et en rejetant systématiquement la faute sur un ennemi extérieur ( comme le Costa Rica, la Colombie, le Salvador ou encore Honduras), Ortega cherche à attiser le nationalisme et à promouvoir l’unité au sein de la nation afin de détourner l’attention de la population de la crise interne. Cette initiative permet également de justifier la militarisation de l’Etat qui en réalité sert de moyen de contrôle pour de potentiels mouvements internes d’opposition au régime et ainsi de mieux contrôler la population. Si cette stratégie peut permettre au régime de se maintenir à court terme, elle entrave l’intégration régionale de l’Amérique centrale et compromet la stabilité socio-économique du Nicaragua à long terme.

Corps de l’article

I. La crise interne de 2018 : L’urgence de la diversion
II. L’usage stratégique des conflits frontaliers comme moyen de diversion
III. Les vrais enjeux : ce que la stratégie frontalière masque

Introduction

Le Nicaragua est en train de perdre son pilote. Alors que le Nicaragua traverse une importante crise sociopolitique et fait face à un départ massif de sa population (Hernández H. & Navarro G., 2023), le régime d’Ortega au lieu de se focaliser sur ces enjeux internes critiques s’obstine à réactiver les conflits avec ses voisins tels que le Costa Rica, la Colombie, Honduras ou encore le Salvador (Alija, 2019). Si pour Ortega, l’objectif est de restaurer la souveraineté et l’unité nationale (Rondeau, 2019), transformant tout conflit frontalier en une question d’agression extérieure, cette technique lui permet de rejeter la faute de la crise interne sur les pays voisins (Aguilar Antunes et al., 2018). Mais cette stratégie engendre un paradoxe crucial: comment le gouvernement peut prétendre protéger et défendre sa patrie si ses actions entraînent le départ massif de sa population?

Cet article vient donc analyser comment les tensions aux frontières se sont transformées en une véritable stratégie de diversion par le gouvernement afin de masquer son manque de légitimité et la profonde crise économique et sociale qui traverse le pays. Nous étudierons dans un premier temps les facteurs de la crise interne de 2018 afin de saisir l’urgence de la diversion orchestrée par Ortega, puis nous verrons comment les conflits frontaliers qu’ils soient terrestres ou maritimes sont manipulés pour donner l’illusion qu’il existe une menace existentielle. Nous verrons finalement les réels enjeux et défis auxquels fait face le Nicaragua et ce que cache cette stratégie aux frontières.

I. La crise interne de 2018 : l’urgence de la diversion

Les années post-révolutionnaires ont dérivé vers l’abus de pouvoir du régime sandiniste. L’accumulation de problèmes structurels comme la corruption ou la dérive du régime politique ainsi que les promesses non tenues ont engendré le soulèvement d’avril 2018 (Aguilar Antunes et al., 2018; Villafuerte Solís & García Aguilar, s.d.). Pendant près de 10 ans, le gouvernement d’Ortega a su préserver une paix sociale fragile grâce à un accord avec le COSEP (Consejo Superior de la Empresa Privada), l’élite des affaires du Nicaragua. Le gouvernement proposait une stabilité économique et des opportunités d’affaires en échange de leur soutien politique et de leur silence (Lainfiesta, 2021). Cependant, ce modèle a commencé à s’effondrer avec la concentration progressive du pouvoir aux mains d’Ortega et de sa femme marquant une dérive vers la dynastie et l’autocratie. Ils ont notamment commencé à neutraliser les institutions comme l’assemblée nationale ou la cour suprême transformant ainsi une démocratie formelle en véritable dictature électorale (Parthenay, 2020). La réforme fut très mal accueillie et servit de détonateur à la crise déclenchant les manifestations. Le soulèvement a été réprimé sévèrement dans le sang par l’Etat, mobilisant les forces militaires et policières afin d’étouffer les révoltes populaires (Grupo de Expertos ONU, 2024). Mais bien que les flammes de la protestation aient été éteintes par la répression, les cendres du mécontentement continuent de gronder. En effet, malgré l’extinction forcée du soulèvement, l’abus de pouvoir et la corruption restent très visibles, et la population continue d’être profondément insatisfaite, rendant un risque de nouveau soulèvement tout à fait envisageable (Vargas, 2024).

De plus, la persistance des problèmes internes ainsi que la forte répression ont créé un sentiment d’inquiétude ayant provoqué un exode massif des Nicaraguayens dans les pays voisins surtout au Costa Rica (Hernández H. & Navarro G., 2023). On se rend donc compte de l’incapacité du gouvernement à retenir sa propre population au sein du pays.

Face à ce risque et son incapacité à changer ce régime, Ortega est obligé de faire diversion et va relancer sa fameuse théorie anti-impérialiste. Cette stratégie vise à accuser les forces impérialistes (Les États-Unis et leurs alliés régionaux) de financer et manipuler les manifestants de 2018 désignant ainsi un ennemi externe comme responsable des crises internes (Rondeau, 2019). Cette technique est nécessaire car elle permet d’utiliser un autre pays comme bouc émissaire mais aussi de dévier l’attention de la population des problèmes internes.

II. L’usage stratégique des conflits frontaliers comme moyen de diversion

Les conflits sur terre et sur mer sont constamment manipulés stratégiquement pour faire croire à une menace extérieure. Par exemple, avec la restauration du fleuve San Juan ou encore la dispute autour de l’île Calero, le régime peint le Costa Rica comme l’ennemi parfait afin de justifier la militarisation de la frontière, de renforcer le sentiment nationaliste et dedissuader la population de s’enfuir au Costa Rica (Parthenay, s.d.). La non-résolution des conflits frontaliers permet ainsi de masquer les défis structurels auxquels le Nicaragua fait face. Les zones aux frontières deviennent des zones de contrôle massif avec une augmentation de la présence militaire justifiée par la présence d’un ennemi extérieur mais qui en réalité sert à contrôler les potentielles révoltes internes dans les régions périphériques frontalières, souvent moins surveillées que le reste du pays. De plus, cette stratégie permet de contrôler les flux de migrants et de décourager l’exode massif vers les pays voisins, tentant ainsi de masquer cette crise interne que les Nicaraguayens tentent de fuir (Serrano Monteavaro, 2011).

Figure 2 : Les zones maritimes disputées entre la Colombie et le Nicaragua devant la CIJ (se
référer à l’annexe 2.

Mais le régime d’Ortega ne se limite pas aux frontières terrestres, il utilise aussi les conflits liés aux frontières maritimes. On a l’exemple de la Colombie avec qui les délimitations maritimes dans la mer des Caraïbes sont historiquement contestées. Le Nicaragua a saisi la Cour de La Haye pour contester la souveraineté colombienne sur un vaste secteur maritime et sur l’archipel de San Andrés et Providencia venant ainsi exploiter le droit international et plus particulièrement utiliser les décisions de la Cour Internationale de Justice à son avantage comme preuve de restauration de la souveraineté nationale face à un ennemi historique, comme la Colombie (Angulo Cardona et al., 2021). Ces litiges ont donné lieu à plusieurs décisions de la Cour. Les jugements favorables au Nicaragua, qui lui ont par exemple octroyé
l’extension de sa zone économique exclusive en 2012 et 2022, sont immédiatement présentés comme un triomphe national, un succès renforçant considérablement le discours d’Ortega sur la dignité et la force de la patrie face aux puissances extérieures. Mais à côté de ça, ces victoires ont des conséquences allant au-delà du droit international. En effet, des populations locales souffrent tels que les Raizals (une communauté afro-caribéenne située près des zones disputées) qui doivent se réadapter à ces changements de délimitation maritime affectant directement leurs droits de pêche, leur accès à la mer et leur mode de vie (Alonso González, 2020; Chacón, 2020).

Le gouvernement vient également maintenir une tension calculée avec le Honduras ou le Salvador sur des sujets tels que la délimitation maritime dans le Golfe de Fonseca. Il s’agit d’une stratégie permettant de faire régner au sein du pays une sensation de menace extérieure, d’encerclement, et la nécessité de moyens militaires et de contrôle autoritaire (Barbosa Miranda, s.d.; Medina-Nicolas, 2009). En maintenant le conflit actif, il ignore en quelque sorte la nécessité d’une coopération régionale, paralysant ainsi toute intégration centre-américaine (Ron Garmendia, 2024).

III. Les vrais enjeux : ce que la stratégie frontalière masque

Or maintenir des conflits non résolus est contre-productif pour le Nicaragua et affecte directement des secteurs vitaux. Le maintien de cette tension avec le Honduras ou le Salvador freine la coopération régionale et impacte l’économie en affectant le secteur de la pêche (important pour le Nicaragua), et engendre le développement de la contrebande dans la région.
De plus, le flux important de migrants montre que malgré les tentatives du gouvernement pour détourner l’attention des citoyens, ces derniers prennent tout de même conscience des failles internes du régime. Un des problèmes masqués par l’exode massif est directement lié à la frontière avec le Costa Rica. Le Nicaragua ne peut pas juste chercher à empêcher l’exode par la force et le contrôle aux frontières. En effet, les personnes migrent vers le Costa Rica en grande partie pour travailler dans la monoculture d’ananas, une activité qui dépend directement de la main-d’œuvre nicaraguayenne migrante (Rodriguez Echevarria & Prunier, 2020). Le vrai enjeu pour le Nicaragua est de développer son économie pour donner du travail à sa population et ainsi maintenir sa main-d’œuvre. Il est clair qu’Ortega ne freinera pas l’exode uniquement avec le contrôle aux frontières.
Pour éviter le mécontentement de la population et créer de la croissance, le gouvernement devrait plutôt favoriser l’intégration régionale pour développer le commerce, aborder les questions de droit du travail, ou de la dépendance économique d’une partie de sa population sur un travail précaire.

Figure 3: Photographie du projet du canal du Nicaragua. (se référer à l’annexe 3.)

Le Nicaragua devrait également profiter de la potentielle construction d’un canal interocéanique pour son développement économique. Si le projet n’est pour l’instant pas acté, il permettrait tout de même à Ortega de tirer partie de la compétition géopolitique afin d’attirer des investissements nécessaires. Si Ortega prévoit grâce à ces investissements la survie du régime sur le plan financier et mettre en avant son potentiel rôle stratégique dans la région, en projetant une image de force et d’autonomie masquant les réels problèmes internes (Villafuerte Solís & García Aguilar, s.d.), ce projet pourrait développer le commerce et aider la population nicaraguayenne.
Si à court terme cette stratégie de diversion permet de détourner l’attention et se focaliser sur d’autres problèmes, les défis structurels tels que la pauvreté ou la corruption demeurent non résolus. L’exode vers les pays voisins révèle que la population perçoit des failles du système malgré les tentatives du gouvernement pour masquer la crise interne. Cette tactique vient entraîner une forte instabilité régionale persistante limitant toute coopération aux frontières. Le Nicaragua ne gagnerait il pas plus à s’intégrer avec la région plutôt qu’à jouer avec la peur nationale ?

Conclusion

Ainsi, l’analyse des tensions aux frontières au Nicaragua révèle que le gouvernement d’Ortega utilise délibérément les litiges frontaliers comme stratégie pour masquer la crise interne à laquelle fait face le pays et ainsi détourner l’attention de la population. En ravivant des conflits avec le Costa Rica, en s’appuyant sur les victoires à la CIJ contre la Colombie ou en maintenant le conflit dans le Golfe de Fonseca, Ortega cherche à légitimer le contrôle militaire important et rassembler la nation par l’instauration d’un sentiment nationaliste.

Si à court terme cela permet de détourner l’attention de la population et laisser pour plus tard la résolution de la crise interne, on peut donc se demander quelles seront les conséquences sur le long terme, ainsi que la façon dont cette initiative du Nicaragua pourrait paralyser et compromettre l’avenir socio-économique de la région car adoptant une attitude hostile envers ses voisins, la mise en place de solutions aux problèmes sociaux, culturels et environnementaux aux frontières est compliquée. De plus, on peut s’interroger quant au rôle du droit international comme arme politique. Car si la CIJ cherche à résoudre pacifiquement les conflits, ses résolutions peuvent être utilisées et exploitées par des régimes autoritaires comme instrument politique afin de renforcer leur légitimité et leur nationalisme.

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Par Amélia Gruyer

Sous la direction de Laurent Attar-Bayrou, Président de l’Académie Internationale de la Paix